1. L’efficacité des manuels scolaires
Les manuels scolaires ont déjà fait couler beaucoup d’encre (sans compter celle qui fut nécessaire pour les imprimer). On a beaucoup écrit sur les différentes conceptions de l’histoire qu’on peut y trouver, sur l’équilibre entre les différentes composantes de la société, sur les valeurs qu’ils transbahutent, sur le fait qu’ils pourraient brimer la créativité des enseignants et par là être un obstacle à leur professionnalisation, sur la nécessité de fournir aux élèves des manuels de qualité y compris d’un point de vue strictement formel, sur l’agrément des manuels en fonction des programmes, etc. [LEBRUN, 06].
Au bout du compte, il semble qu’on ait peu écrit à propos d’une question fondamentale : les manuels scolaires sont-ils efficaces ? Bien sûr, les spécialistes se sont posé la question, mais une particularité de celle-ci est qu’il est difficile d’y répondre… Comment en effet isoler l’effet du manuel scolaire qui n’est qu’un outil dans un attirail pédagogique ?
Dans les pays en voie de développement, la question a fait l’objet de plusieurs études tant il est vrai que le manuel est perçu a priori comme étant un élément-clé pour l’amélioration de la qualité de l’enseignement en fournissant, si possible à chaque élève, un outil susceptible de l’accompagner directement dans son apprentissage.
[MINGAT & SUCHAUT, 00] fournissent ainsi une synthèse de plusieurs études. Il apparaît que « la disposition personnelle d’un manuel par l’élève a un impact plus fort d’une part dans le domaine de la langue (lecture-grammaire) que dans celui des mathématiques et d’autre part dans les premières années du cycle primaire que vers la fin du cycle. » (p. 133). À côté de cet impact individuel, les auteurs notent « la possibilité d’un effet collectif ou contextuel. (…) Plus la proportion d’élèves qui disposent d’un livre est grande, plus en moyenne, chaque élève profite d’un contexte favorable aux acquisitions, même pour les élèves qui ne possèdent pas personnellement le manuel puisqu’il s’agit d’un effet contextuel. » (p. 134). Une explication proposée à cet effet collectif est le partage du manuel entre élèves, mais les auteurs privilégient une explication plus pédagogique : « Lorsqu’il y a peu de manuels, le maître conserve une pédagogie relationnelle fondée sur le tableau et la craie, alors que lorsque le nombre des élèves ayant un manuel augmente, il est incité à utiliser une pédagogie différente dans laquelle il y a progressivement substitution du tableau et de l’oral collectif vers le manuel et le travail individuel. Il est probable que ce dernier « style » soit plus efficace ; le manuel aurait donc un rôle catalytique au-delà de son rôle technique spécifique » (p. 134).
Les études pour les pays occidentaux sont plus rares, voire inexistantes, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’indicateurs. Il semblerait par exemple qu’en Communauté française de Belgique, huit élèves du primaire sur dix n’ont pas de manuels, alors qu’en Flandre, ceux-ci sont quasiment présents en permanence. On sait aussi que les résultats des élèves flamands aux épreuves PISA sont largement supérieurs à ceux des élèves francophones, même si ce constat doit être nuancé pour des raisons tant socio-économiques que culturelles ou pédagogiques [HIRTT, 08]. On pourrait en déduire que cette efficacité du système éducatif flamand est dû au large usage du manuel scolaire, mais ce serait en réalité aller un peu vite en besogne. Il y a plus que vraisemblablement d’autres facteurs qui interviennent. Même si le manuel scolaire expliquait une part de l’efficacité du système éducatif, ce serait certainement en interaction avec d’autres facteurs.
Il existe aussi des études qui ne portent pas directement sur les manuels scolaires, mais qui considèrent la présence de ceux-ci comme une des variables explicatives de la part de variance de l’efficacité pédagogique dans un domaine donné. Ainsi, les résultats d’une étude réalisée en 1996 sur le niveau de maîtrise de la lecture en 2e année primaire en Communauté française de Belgique apportent des données intéressantes, même si elles ne constituent pas son information principale [BRAIBANT & GERARD, 96]. Le but premier de cette étude était de constituer un échantillon aussi représentatif que possible de la diversité des conditions d’enseignement que l’on rencontre dans une zone géographique limitée tant au point de vue de l’origine sociale des élèves qu’à celui des méthodes d’enseignement de la lecture. Deux tests standardisés ont été proposés en présence de l’enseignant dans le contexte de la classe : une épreuve de décodage (identifier si un mot écrit correspond ou non à l’image qui lui est associée) et une épreuve de compréhension écrite (choisir parmi 4 images celle qui correspond à un énoncé écrit). Les analyses réalisées ont montré que des écoles géographiquement très proches l’une de l’autre – toutes situées dans un rayon de 10 km - enregistraient des rendements très différents en lecture, tant en décodage qu’en compréhension écrite. De plus et contrairement à une opinion fort répandue, cette hétérogénéité n’était pas liée uniquement à des différences de recrutement des élèves, mais aussi à l'inégale qualité de l'enseignement de la lecture dispensé dans les classes. Ainsi, certaines classes accueillant un public socialement et linguistiquement très défavorisés (enfants de migrants issus de milieux modestes et dont la langue parlée à la maison n’est pas le français) obtenaient d’excellents résultats qui pouvaient s’expliquer par le fait que les enseignants utilisaient principalement une « méthode phonique » de l’enseignement de la lecture avec une place importante réservée au décodage (enseignement progressif et systématique des règles de correspondance lettres-sons). À l’inverse, plusieurs classes accueillant des élèves socialement et culturellement privilégiés enregistraient des résultats très médiocres, pour ne pas dire catastrophiques, que l’on pouvait attribuer à une « approche idéovisuelle » de la lecture, centrée presque exclusivement sur des activités de recherche de sens et d’anticipation dans des situations fonctionnelles de lecture, sans enseignement explicite des règles de décodage. Ces résultats ont depuis lors été confirmés par plusieurs recherches [EHRI, NUNES, STAHL & WILLOWS, 01 ; GOIGOUX, 00]. Les analyses de régression réalisées dans cette étude apportaient une information intéressante qui a été peu exploitée : les enseignants qui utilisaient un manuel scolaire ou un guide méthodologique obtenaient des résultats nettement supérieurs à leurs collègues qui organisaient les activités de lecture sans cet outil de référence (différence significative à 0,0001 aux deux épreuves). De même, les élèves qui apprenaient à lire à l'aide d'un manuel scolaire obtenaient un rendement supérieur en lecture lorsqu'on les comparait aux élèves qui ne disposaient pas de ce type de matériel (Scores moyens de 80,23 vs 67,65 en compréhension ; de 22,21 vs 18,17 en décodage ; différence significative à 0,0001 aux deux épreuves). Cette variable était en réalité celle qui avait le plus grand pouvoir explicatif dans les analyses de régression multiple. Par exemple, pour la variable « Décodage », l’utilisation par l’élève d’un manuel scolaire expliquait à elle seule 17,8% de la variance, alors que la profession du père et/ou de la mère n’en expliquait que 6,7%, que le sexe de l’élève n’en expliquait que 2,3% et que des variables comme la nationalité ou la langue parlée à la maison étaient non significatives.
Une autre étude, portant directement sur les conditions de choix et d'utilisation des manuels scolaires, a été initiée par l'IUFM de Paris et l’association SAVOIR LIVRE. De 1995 à 1999, tous les élèves de 63 classes de CP au CM2, à Paris, en Île-de-France et en province, ont été dotés et ont utilisé des manuels et des cahiers d’exercices choisis par leurs enseignants. Les constats exprimés par les enseignants au terme de l'expérience sont significatifs [MÉTOUDI & DUCHAUFFOUR, 01] :
|
Oui |
Non |
Moins de photocopies sont effectuées. |
78 % |
22 % |
Les élèves ont plus d'autonomie. |
66 % |
34 % |
Les enfants réalisent un meilleur travail. |
68 % |
32 % |
Les enfants réussissent mieux. |
70 % |
30 % |
Tableau 1. Constats d'enseignants face à l'utilisation du manuel scolaire
2. La mauvaise réputation des manuels scolaires
Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si les manuels n’avaient pas si mauvaise presse ! Depuis la fin des années 1980, comme une réminiscence de mai 1968, les manuels scolaires sont décriés dans les milieux pédagogiques, ce qui constitue en soi un paradoxe : c’est dans leur propre univers de référence, à savoir le monde scolaire, qu’ils parviennent difficilement à trouver leur place. Cette perte de statut du manuel scolaire en tant qu’outil didactique correspond à une volonté de revalorisation, ou plutôt de responsabilisation, des acteurs du processus didactique, à savoir les enseignants. La « professionnalisation » de ceux-ci et leur transformation en « praticiens réflexifs » ont conduit à estimer qu’ils pouvaient – qu’ils devaient – se passer des manuels scolaires pour être les véritables « maîtres » du processus d'enseignement-apprentissage. Le discours pédagogique officiel – soutenu par les inspecteurs, sauf ceux bien sûr qui étaient eux-mêmes auteurs de manuels – a alors consisté à dire qu’un bon enseignant était celui qui était capable de se passer des manuels scolaires, perçus comme des outils emprisonnant tant les enseignants que les élèves dans un dispositif préconçu et décontextualisé. L’avènement de plus en plus poussé des moyens de reprographie favorisa le mouvement : les enseignants pouvaient photocopier sans difficulté et créer ainsi leurs propres outils didactiques. On sait que cela ne fit pas disparaître pour autant des mains des élèves de nombreuses pages de manuels scolaires : simplement, celles-ci se retrouvaient dans les classeurs, en noir et blanc, sous forme de feuilles dispersées, voisinant ou non des feuilles originales préparées par l’enseignant, avec une qualité technique parfois douteuse. Il semble malheureusement que souvent la photocopie ait ainsi conduit à un photoco-pillage, véritable vol du travail des auteurs, permettant certes à l’enseignant de créer – apparemment en toute impunité – son « propre » parcours pédagogique, mais à propos duquel on peut légitimement se poser certaines questions en termes de structuration et de cohérence des apprentissages des élèves. Ce débat n’entre cependant pas dans notre propos.
À la suite de cette perte de statut du manuel scolaire et face aux conclusions de certaines études ou analyses spécifiques comme celles de [VAN DER REST, 97], de [MONSEUR & DEMEUSE, 00], ou de [CARETTE, 01], conjuguées aux résultats alarmants des études internationales de type TIMMS et PISA, est née progressivement en Belgique francophone une volonté de revaloriser le manuel scolaire, affirmée notamment dans l’avis 87 de mars 2004 du Conseil de l’Éducation et de la Formation (CEF) [Conseil de l’Éducation et de la Formation, 04] et formalisée dans le Contrat pour l’École adopté en mai 2005 par le Gouvernement de la Communauté française [Gouvernement de la Communauté française, 05].
Ce document s’engage, dans la Priorité 6 Doter les élèves et les enseignants des outils du savoir, à « charger la Commission de pilotage d’accorder, sur la base d’avis remis par les services d’inspection, un agrément à des manuels scolaires. Cet agrément qui aura une fonction indicative attestera de la conformité du manuel avec le prescrit du décret « Missions » et les référentiels pédagogiques communs. Il prendra également en considération la présence de stratégies de remédiation, les besoins spécifiques particuliers à l’enseignement spécialisé, le dialogue interculturel, l’égalité hommes-femmes et l’inclusion sociale. Il ne s’agira nullement d’interdire certains manuels et certains outils pédagogiques mais bien d’agréer et de mettre en évidence ceux qui s’inscrivent dans la concrétisation des objectifs poursuivis » (p. 34). La procédure a été définie dans le Décret du 19 mai 2006 relatif à l'agrément et à la diffusion de manuels scolaires, de logiciels scolaires et d'autres outils pédagogiques au sein des établissements d'enseignement obligatoire. Elle a permis à ce jour l’agrément de 1728 manuels dont l’achat peut être remboursé aux écoles par la Communauté française selon les modalités du Décret.
C’est vraisemblablement un beau résultat qui, semble-t-il, n’est pas amoindri par le risque que nous énoncions à l’époque [GERARD, 2005] de décourager les auteurs potentiels à rédiger des manuels scolaires. En effet, alors que le travail d’auteur de manuel scolaire présente de hautes exigences de disponibilité, de créativité et de rigueur, exigences que les droits d’auteur dans le « petit » marché belge francophone récompensent souvent bien mal, il existait le risque que la labellisation décourage certains auteurs – pourquoi perdre son temps et son énergie à créer un outil qui risque de ne pas être agréé ? – ou ne reconnaisse pas le travail de ceux qui auront pourtant réalisé un investissement important. Globalement, cela ne semble pas avoir été le cas, essentiellement parce que les éditeurs ont accepté la nouvelle donne (ils y avaient tout intérêt) et ont dès lors convaincu leurs auteurs de continuer à travailler en s’adaptant à la situation.
3. Déplacement des processus de création et de validation
Il est d’ailleurs intéressant de constater, dans l’histoire du manuel scolaire en Belgique, le déplacement du processus de création.
En 1938, Maurice Grevisse confiait directement à un imprimeur l’impression d’un manuscrit qui allait devenir, pour des décennies, « la » grammaire française de référence pour des milliers d’élèves, d’étudiants et d’enseignants. À cette époque, l’initiative et la réalisation du manuel scolaire appartenaient quasi intégralement à son auteur. Petit à petit, les maisons d’édition spécialisées ont pris en charge la réalisation du manuel, mais l’initiative restait dans les mains des auteurs. Ceux-ci, souvent des inspecteurs, écrivaient leur manuscrit et venaient ensuite le proposer aux éditeurs. Progressivement, ce sont ces derniers qui ont pris l’initiative : analysant les besoins tant du terrain que de leur catalogue, ils se sont mis à la recherche d’auteurs, ou plutôt d’équipes d’auteurs, susceptibles de combler une « niche du marché ». Aujourd’hui, le projet de manuel scolaire est dès lors le plus souvent construit conjointement par l’éditeur et l’équipe d’auteurs. La mise en œuvre d’une procédure d’agrément va dans le sens d’un nouveau déplacement de l’initiative de la création des manuels scolaires : comme cela se fait d’ailleurs dans de nombreux pays, la création d’un nouveau manuel pourrait finalement n’être qu’une réponse à un appel d’offres ou à un cahier de charges édicté par les pouvoirs publics. Le travail d’auteur consisterait alors à satisfaire les exigences exprimées dans ce cahier de charges, dans un espace créatif plus ou moins limité.
Il faut d’ailleurs relever que la mise en place d’une procédure d’agrément n’a fait qu’entériner le déplacement d’un autre processus, celui de la validation des manuels scolaires. En effet, même dans un cadre tout à fait libéral du marché du manuel scolaire, il existe de facto une « labellisation », décernée par les enseignants eux-mêmes. Dans ce cadre, les seuls manuels qui peuvent survivre sont ceux qui répondent aux besoins des enseignants qui eux-mêmes répondent aux exigences exprimées dans les programmes. Ainsi, un manuel non conforme aux référentiels pédagogiques n’a que peu de chance d’avoir une viabilité économique et disparaîtra de par la régulation du marché exercée par les enseignants. Les éditeurs le savent évidemment très bien, et c’est pourquoi ils ont créé leur propre dispositif de validation à travers des comités de lecture. La labellisation n’est donc que le déplacement de cette régulation du marché, passant des enseignants à la commission de pilotage chargé de l’agrément, après un passage par les éditeurs. À nouveau, le déplacement du processus de validation, à la suite de celui du processus de création, va dans le sens d’un accroissement du rôle des pouvoirs publics, au détriment de celui des utilisateurs que sont les enseignants. Il est d’ailleurs intéressant de prendre conscience que ce mouvement va exactement dans le sens inverse de celui que les pays en voie de développement essaient de favoriser, notamment sous l’impulsion de la Banque mondiale.
4. Différents types de manuels scolaires
Un enjeu important aujourd’hui est de savoir quels types de manuels privilégier, que ce soit dans le processus d’agrément ou plus pragmatiquement par les enseignants en termes d’efficacité.
Plusieurs classifications des manuels scolaires peuvent être utilisées à ce niveau [GERARD & ROEGIERS, 03 ; Conseil de l’Éducation et de la Formation, 04], mais, parce qu’elle parle aux enseignants, nous reprenons celle qui a été proposée par l’Échevin de l’Instruction publique de la Ville de Liège, M. Jules Jasselette, lors du Colloque « Le manuel scolaire, un outil au service des apprentissages de base » organisé le 19 janvier 2005 à Frameries par le Ministère de la Communauté française. Celui-ci identifie 4 types de manuels de l’élève [JASSELETTE, 05] :
– les manuels de référence, ou manuels-outils : atlas, dictionnaire, encyclopédie… ;
– les manuels synthétisant les connaissances et structurant les acquis, qui deviennent ainsi une référence ;
– les manuels intégrant la démarche pédagogique ;
– les manuels d’exercices.
M. Jasselette affirmait dans son intervention, rejoignant ainsi l’avis dominant des autres intervenants, que « les deux premiers types de manuels ne sont pas l’objet d’un débat : un large consensus se dégage pour insister sur la nécessité de ces outils indispensables, pour les premiers, dans la phase de recherche, de construction des savoirs et compétences, pour les seconds, dans la structuration des savoirs »(p. 3). En apparté, M. Jasselette – qui gère les commandes pour toutes les écoles de la Ville de Liège – nous a confié que les manuels d’exercices étaient ceux qui étaient les plus demandés par les enseignants. Il déclarait par contre dans son intervention que « le débat concerne davantage le troisième type de manuels », ceux qui proposent une démarche pédagogique, car ces manuels qui « cherchent à rencontrer les objectifs de la pédagogie d’aujourd’hui, peuvent apparaître, à tort ou à raison, en opposition précisément à ces objectifs en prenant le risque de brimer la créativité, diminuant la capacité d’adaptation du déroulement de la leçon au vécu des élèves, en se privant de l’aspect fonctionnel de l’acte d’apprentissage » (p. 4).
La classification très pragmatique proposée par Jules Jasselette peut être modélisée [GERARD, 2005], en positionnant les différents types de manuels selon deux axes en interaction, en référence aux concepts de la didactique.
Figure 1. Axes de catégorisation des manuels scolaires
Le premier axe concerne le savoir : le manuel peut présenter celui-ci sous forme de savoir savant, c’est-à-dire le savoir tel qu’il existe dans les sphères scientifiques, ou, à l’autre extrémité de l’axe, sous forme de savoir transposé ou enseigné, c'est-à-dire un savoir ayant subi une transformation – la transposition didactique – lui permettant d’être assimilé par les élèves eu égard à leur niveau de développement et leur niveau de connaissances.
Le deuxième axe concerne le dispositif didactique, ou la didactisation : à une extrémité de l’axe, le manuel ne proposera aucun dispositif didactique alors qu’à l’autre extrême, il développera une démarche poussée, avec un appareil pédagogique complet.
Ces axes étant posés, on peut essayer de placer les différents types de manuels :
– les manuels de référence présentent le savoir savant, tel qu’il est, sans aucune didactisation ;
– les manuels de synthèse et de structuration des acquis – appelés parfois des précis, ou encore des manuels de fixation – ne proposent pas de dispositif pédagogique (ils viennent quand l’apprentissage est terminé), mais ils présentent le savoir sous une forme transposée, permettant à l’élève d’en faire une synthèse ;
– les manuels intégrant la démarche pédagogique proposent de ce fait un dispositif pédagogique et pour cela font subir une transposition plus ou moins prononcée au savoir ;
– les manuels d’exercices, enfin, contiennent une certaine didactisation puisqu’ils proposent des séries progressives d’exercices. Dans cette progression, le savoir travaillé est parfois le savoir savant – quand par exemple l’élève doit solutionner l’exercice 15 x 27 383 – et parfois un savoir transposé – quand les exercices ne touchent qu’à une partie du savoir sous une forme simplifiée.
Figure 2. Catégorisation des manuels scolaires
Cette modélisation permet de mieux cerner ce qui est derrière la promotion de l’un ou l’autre des types de manuels :
– privilégier avant tout les manuels de référence revient à renforcer la créativité des enseignants, puisqu’ils devront construire la démarche pédagogique permettant à leurs élèves d’utiliser le savoir brut pour développer leurs compétences ;
– la créativité des élèves sera renforcée par l’utilisation des manuels de synthèse et de structuration des acquis. En effet, avant d’accéder à ce savoir structuré, l’élève devra, avec l’aide de l’enseignant, développer une démarche lui permettant de construire son apprentissage avant de le synthétiser ;
– les manuels intégrant la démarche pédagogique privilégie avant tout la créativité des auteurs. C’est sans doute une de leurs qualités principales, mais aussi une de leurs limites. C’est à ce niveau que se situe le grand défi pour les auteurs de manuels scolaires d’aujourd’hui : comment élaborer des outils qui leur permettent de donner libre cours à leur créativité pédagogique tout en ne brimant pas celle des élèves et des enseignants ? Il s’agit à la fois de favoriser la créativité des auteurs et de provoquer un espace de liberté et de créativité pour les élèves et les enseignants ;
– en termes de créativité, les manuels d’exercices ne privilégient ni celle des élèves, ni celle des enseignants, ni celles des auteurs. Par contre, ces manuels d’exercices, en plus d’être vraisemblablement les plus directement rentables pour les éditeurs, favorisent certainement l’indispensable activité de l’élève, même s’il ne s’agit pas d’une activité « créatrice », tout en offrant à l’enseignant, il faut bien l’avouer, un certain repos pédagogique ;
– ce n’est pas le cas des manuels de référence et de synthèse : ceux-ci nécessitent une activité importante de la part de l’enseignant, qui va devoir mettre en place tout l’appareil pédagogique permettant le développement des compétences des élèves à partir d’un matériel brut.
5. Les manuels à démarche pédagogique : le défi de l’ouverture
Qu’en est-il des manuels intégrant la démarche pédagogique, ceux qui sont souvent considérés comme des carcans, et vraisemblablement le sont parfois.
En 1991 déjà, Jean-Louis Jadoule titrait dans un dossier Manuels scolaires de la revue Échec à l’échec « Tout dépend de l’usage qu’on en fait » [JADOULE, 91]. Un outil, quel qu’il soit, n’a jamais enfermé son utilisateur : celui-ci est toujours libre de l’utiliser comme il le veut. Néanmoins, il est vrai que plus l’outil est sophistiqué, plus cette liberté de l’utilisateur est limitée ou difficile à exercer. Si les enseignants veulent se sentir libres d’utiliser les manuels scolaires comme ils le souhaitent, même en s’en détachant fortement, ils pourront toujours le faire, tout en continuant à bénéficier de leurs avantages, notamment en termes d’efficacité. Nous pensons néanmoins que cet espace de liberté doit être favorisé par les auteurs.
Pour cela, il convient d’élaborer des manuels ouverts, c'est-à-dire des manuels où l’on peut facilement connecter ou déconnecter l’une ou l’autre option et où on peut entrer de différentes manières. Ces manuels ouverts proposeraient certes une démarche pédagogique, mais – de manière explicite – le feraient en ouvrant plus de portes qu’en en fermant [GERARD, 2003]. Ces manuels proposeraient plusieurs situations de départ, plusieurs cheminements possibles, plusieurs documents de référence, plusieurs types d’exercices, plusieurs outils d’apprentissage ou d’évaluation, etc. L’enseignant devrait – parmi toutes ces propositions – choisir celles qui sont le plus appropriées à sa démarche, à sa classe, à ses besoins… ou encore élaborer lui-même une autre piste plus adaptée.
Il s’agit là sans doute du défi principal pour les auteurs des manuels scolaires d’aujourd’hui. Ce n’est pas un défi facile à relever, d’autant plus qu’il y a sans doute un problème économique : élaborer un manuel scolaire ouvert est par définition élaborer un outil à géométrie variable, et donc un outil dont certains pans ne seront pas ou peu utilisés. Comment alors justifier l’achat d’un outil qui ne serait utilisé qu’à moitié ? Un tel manuel ne bénéficierait d’ailleurs pas nécessairement de l’agrément en Communauté française de Belgique. Les auteurs et les éditeurs devraient être créatifs à cet égard, par exemple en utilisant de manière appropriée et dynamique les possibilités offertes par les nouvelles technologies.
Il est vraisemblable que les pédagogues universitaires et ceux chargés de l’encadrement des enseignants privilégieront toujours les manuels de référence ainsi que ceux de synthèse et de structuration des acquis des élèves, car ce sont ces outils qui nécessairement exigeront un travail actif de la part tant des enseignants que des élèves.
Il est vraisemblable aussi que les enseignants du terrain continueront à accorder beaucoup d’importance aux manuels d’exercices, car ils savent combien ceux-ci sont essentiels pour affermir l’apprentissage.
Il revient aux auteurs de manuels scolaires de prouver que les manuels qui font le plus appel à leur créativité, à savoir ceux qui proposent une démarche pédagogique, ont aussi leur place dans l’arsenal didactique, en étant des outils ouverts et dynamiques. Tel est vraisemblablement le plus grand défi qui se pose aujourd’hui aux auteurs de manuels scolaires.
6. L’autre défi : l’interaction avec les techniques de l’information et de la communication (TIC)
Il est impossible aujourd’hui de parler des manuels scolaires sans aborder la relation qui peut exister entre ceux-ci et les TIC, les Technologies de l’Information et de la Communication. Certains vont même jusqu’à poser la question de l’avenir des manuels face à l’expansion des TIC. S’il faut bien reconnaître que ces technologies ont suscité beaucoup d’enthousiasme, du moins du côté des chercheurs et des décideurs, il faut aussi constater que leur niveau d’implantation dans les pratiques pédagogiques actuelles – du moins en ce qui concerne l’utilisation directe en classe par les élèves – est relativement limité et n’est certainement pas proportionnel au rythme d’évolution de leur dimension technique. Il y a sans doute plusieurs raisons à cet état de fait, mais on peut penser que certains ont trop rapidement cru que ces technologies pouvaient se substituer aux enseignants et/ou aux supports didactiques classiques, notamment les manuels scolaires. Au moment où ceux-ci bénéficient enfin de mesures politiques et pédagogiques tendant à les revaloriser, il est sans doute plus porteur de réfléchir en termes de congruence entre les manuels scolaires et les TIC, plutôt qu’en termes de concurrence.
On ne peut cependant pas nier que les TIC offrent des avantages évidents par rapport aux manuels scolaires [GERARD, 08 ; GERARD & ROEGIERS, 03] :
– le manuel scolaire, même très ouvert, est un outil relativement figé : il offre des possibilités limitées d’adaptation par les enseignants au contexte d’utilisation, à la spécificité des élèves, etc. Les TIC, tant de par leur nature elle-même qu’eu égard à la variété des utilisations qu’elles permettent, offrent à ce niveau une puissance incomparable ;
– le temps d’adaptation d’un manuel, lié tant à la nécessité économique d’une certaine échelle de production qu’au cycle « adaptation-agrément-distribution-stockage », fait que des manuels sont souvent « dépassés » : l’actualité modifie le monde, les sciences n’arrêtent pas d’apporter de nouvelles connaissances… Un CD-Rom permet plus facilement cette adaptation, parce qu’il suffit d’ajouter ou de modifier certaines parties, le coût de transfert sur le support étant très réduit. Il en est de même pour Internet : un site peut être actualisé de jour en jour, voire d’heure en heure, sans entraîner d’autres frais que ceux liés à la maintenance ;
– le nombre d’informations contenues dans un manuel est nécessairement limité. Cette limitation se fait en fonction du choix des auteurs, et non pas du choix des utilisateurs. Les exigences actuelles en matière de mise en page, d’illustrations, etc. limitent d’ailleurs aussi la quantité d’informations pouvant figurer dans un manuel. Cet « élagage » des contenus n’est pas nécessairement un défaut, car il permet de se concentrer sur l’essentiel et de mettre l’accent sur le développement de compétences plutôt que sur l’acquisition de connaissances. Mais la limitation du volume d’informations entraîne d’une part certaines déformations de celles-ci (par exemple dans des manuels d’histoire), et d’autre part ne permet pas aux enseignants et aux élèves de dégager eux-mêmes ce qui est vraiment important, ce qui répond à leurs préoccupations. Si d’un point de vue technique, la limitation du volume d’informations est a priori moindre en ce qui concerne les TIC, elle est sans doute de même niveau d’un point de vue pédagogique, du moins en ce qui concerne les outils conçus, selon la typologie de [LEBRUN , 02], sur le mode réacti f, c’est-à-dire la situation pédagogique où c’est l’ordinateur qui a l’initiative en tant que source du savoir et où l’élève « répond » à ses questions ou sollicitations ;
– de par leur nature et leur structure relativement figée, la plupart des manuels scolaires à démarche pédagogique s’inscrivent plutôt dans une logique d’enseignement que d’apprentissage : ils offrent alors surtout à l’enseignant des outils pour l’aider dans sa démarche d’enseignement, selon une didactique privilégiée par les auteurs. Peu de manuels sont conçus pour fournir à l’élève un matériel certes structuré mais devant avant tout permettre à l’élève de construire son apprentissage, de se laisser guider par celui-ci et non par la démarche proposée par le manuel. Les outils multimédias offrent à ce niveau des possibilités nouvelles, parce qu’ils permettent une plus grande interactivité entre un matériel brut (mais qui peut être structuré) et le cheminement et/ou les besoins de l’apprenant. Les TIC – inscrites alors dans le mode proactif dans lequel l’apprenant a le plus souvent l’initiative face à un ordinateur qui répond à ses sollicitations – pourraient donc s’inscrire davantage dans une logique d’apprentissage que d’enseignement. C’est un avantage important dans une perspective constructiviste de l’apprentissage, mais cela peut bien sûr déstabiliser les enseignants dans la mesure où ils perdent une certaine maîtrise du cheminement de leurs élèves. Il y a là une évolution qui semble inéluctable et qui conduit à une réduction de la transposition didactique, par un accès direct à l’information ;
– les TIC offrent des possibilités importantes d’apprentissage « en réseau ». Au lieu d’être confronté à son seul manuel et aux seuls élèves/enseignants de sa classe, l’apprenant peut, grâce aux TIC inscrites alors dans les modes mutuel et interpersonnel , entrer en contact avec de nombreux autres apprenants. Des démarches d’apprentissage par réseau, orientées autour de projets communs, sont ainsi développées. Ces réseaux enrichissent les possibilités de conflits sociocognitif s [MUGNY & CARUGATI, 91] et d’apprentissage coopératif [BOURGEOIS & NIZET, 97] . Ils contribuent à un accès dynamique, fonctionnel et interactif au savoir. Par exemple, des classes d’élèves de 10 à 12 ans d’une douzaine de pays ont uni leurs efforts pour effectuer une enquête sur les habitudes télévisuelles d’environ 4000 jeunes de leur âge. Ils ont observé leurs propres pratiques, compilé les résultats et les ont analysés, notamment en différenciant filles et garçons. Le courrier électronique a permis la compilation et la diffusion des informations ainsi recueillies. Le réseau ainsi créé a permis aux enfants non seulement d’accéder à une vaste information, mais aussi à rechercher des solutions à de vrais problèmes en posant et en affinant leurs questions, en débattant des idées, en formulant des hypothèses, en réunissant de l’information, en recueillant et en analysant des données, en tirant des conclusions et en communiquant leurs idées et leurs résultats à d’autres [GRÉGOIRE & LAFERRIÈRE, 98, 01]. Aujourd’hui, les plates-formes d’eLearning offrent d’ailleurs la plupart du temps plusieurs outils de travail collaboratif [HENRI & LUNDGREN-CAYROL, 01 ; LEBRUN, 07].
On le voit, l’utilisation des TIC dans le domaine des apprentissages offre de nombreux avantages par rapport à l’utilisation des manuels scolaires. Cependant, les manuels scolaires ont encore un bel avenir devant eux, et cela pour diverses raisons :
– d’abord, pour des raisons strictement matérielles et économiques. Même si les prix ont fortement diminué, le matériel nécessaire coûte cher. Pour atteindre une véritable implantation, il semble aujourd’hui qu’il est nécessaire de disposer d’un matériel au sein même de chaque salle de cours, comme c’est le cas dans de nombreuses écoles en Flandre, et non pas au sein de « laboratoires informatiques » qui ne sont accessibles qu’à certains moments et pour certains élèves. Cela signifie qu’il est nécessaire de multiplier le matériel, entraînant un investissement important dont le retour n’est pas garanti ;
– ensuite, et peut-être plus fondamentalement, pour des raisons pédagogiques, en référence aux trois éléments constitutifs du triangle didactique : le savoir, l’apprenant et l’enseignant. Les TIC apportent des possibilités puissantes pour accroître et optimaliser le rapport que l’apprenant entretient avec le savoir. On ne peut qu’apprécier à sa juste valeur la plus grande ouverture des TIC vers une logique d’apprentissage, entretenue par les nombreuses interactions avec le savoir d’une part et avec d’autres apprenants d’autre part, que vers une logique d’enseignement. Cet accès direct au savoir peut-il pour autant faire l’économie de la relation directe avec l’enseignant, en tant que personne ? On peut en douter : la relation didactique restera toujours une composante essentielle de l’apprentissage. À cet égard, il semble que le manuel scolaire, de par sa souplesse d’utilisation en situation, offre une plus grande potentialité que les outils multimédias.
Il convient d’ailleurs de constater que l’introduction des TIC dans le processus enseignement-apprentissage constitue encore actuellement un élément perturbateur dans la mesure où elle crée une zone d’incertitude pour les enseignants et pour les apprenants, ce qui les entraîne dans un processus de risque et d’exploration pour quelque temps [LAFERRIÈRE, BRACEWELL & BREULEUX, 01]. Il est sans doute encore trop tôt pour savoir si cette zone d’incertitude pourra être réellement dépassée et permettre aux TIC d’apporter toutes les richesses qu’on veut bien leur accorder. Il nous semble que c’est par une interaction et une complémentarité entre manuels scolaires et outils multimédias que l’on sera à même de tirer pleinement profit de chaque support.
L’utilisation des TIC dans l’univers pédagogique devrait permettre de faire évoluer le processus d’enseignement-apprentissage, au niveau de quatre de ses éléments-clés : l’enseignant, le contenu, le ou les apprenants et le contexte [LAFERRIÈRE, BRACEWELL & BREULEUX, 01]. Chacun de ces éléments peut être considéré comme un continuum, dont les extrémités correspondent grosso modo d’un côté au modèle pédagogique transmissif et d’un autre côté au modèle constructiviste, et qui présente les caractéristiques suivantes :
|
Modèle transmissif |
Modèle constructiviste |
Enseignant |
Transmetteur |
Facilitateur |
Contenu |
Préorganisé |
Construit |
Apprenant(s) |
Accès sélectif à l’information |
Accès ouvert à l’information |
Contexte |
Aide limitée |
Aide soutenue |
Tableau 2. Organisation des modèles transmissif et constructiviste d'apprentissage
Les extrémités de chaque continuum définissent deux modèles opposés d’utilisation des supports pédagogiques. Aujourd’hui encore, de nombreuses classes tendent vers l’extrémité gauche de chaque continuum :
– l’enseignant transmet des connaissances plus qu’il ne facilite l’apprentissage ;
– le contenu est organisé à l’avance par l’enseignant ou fixé dans un manuel scolaire (ou un CD-Rom) plutôt que construit par l’apprenant ;
– les apprenants ont assez peu accès à des ressources et à des outils en ligne ;
– le contexte se prête assez peu, pour l’enseignant et sa classe, à de nouvelles initiatives et à l’emploi de nouvelles ressources.
À l’inverse, les travaux de recherche qui portent sur les effets des technologies en ligne tendent à mettre en exergue l’extrémité inverse de chaque continuum, perçue comme souhaitable ;
– l’enseignant facilite avant tout l’apprentissage de l’étudiant ;
– le contenu du curriculum est construit par les apprenants ;
– ces derniers ont librement accès à des ressources en ligne ;
– le contexte est favorable à l’utilisation et à l’expansion des ressources.
Pour que ce modèle dépasse le champ de la recherche et s’inscrive dans celui de la pratique pédagogique, il convient d’offrir aux acteurs éducatifs — les enseignants comme les apprenants — des outils performants et structurés, qui permettent à la fois une construction par l’apprenant de son apprentissage, avec l’aide de l’enseignant en tant que garant de la progression pédagogique. Plus que de savoir si un outil – ou un modèle pédagogique – peuvent remplacer un autre, c’est là le véritable défi qui se pose aux concepteurs et aux utilisateurs tant des manuels scolaires que des TIC.
Conclusion
Les quelques études qui ont cherché à mesurer l’efficacité des manuels scolaires semblent montrer qu’il s’agit d’un outil efficace, permettant d’accroître la qualité des apprentissages des élèves qui les utilisent. Il est vrai que ces études semblent montrer que les manuels sont surtout efficaces dans les premières années de scolarité, spécialement pour l’apprentissage de la langue. L’absence d’études démontrant l’inefficacité de l’usage des manuels scolaires plaiderait plutôt en faveur de ceux-ci, quels que soient le niveau scolaire et la discipline concernés.
Néanmoins, les manuels continuent à être perçus comme des entraves à la liberté pédagogique des enseignants et à la mise en œuvre de méthodes actives. En 1928, Célestin Freinet écrivait déjà : « Tout manuel, distribué en autant d’exemplaires que d’élèves, est un carcan et un outil totalitaire. Si un manuel est bon, qu’il entre dans la bibliothèque au même titre que les autres livres, il perdra sa position de monopole et sa nocivité de manuel » [FREINET, 28]. En réalité, nous ne sommes pas en désaccord fondamental avec Freinet, avec la nuance qu’un manuel scolaire n’est un carcan que pour celui qui s’y laisse enfermer [GERARD, 2006].
Rejeter le manuel scolaire, n’est-ce pas refuser la structure et le travail des générations passées, comme si nos savoirs n'étaient pas la reconstruction amplifiée des savoirs transmis ? Il n'est pas pensable d'apprécier la littérature sans livres… Pourquoi découvrir la science sans organisation, l'histoire sans repères temporels, la grammaire sans référents ?
Utiliser un manuel scolaire ne signifie pas nécessairement le suivre scrupuleusement de la première à la dernière page. Ce n’est pas parce qu’un enseignant utilise un manuel qu’il ne peut pas partir des situations de vie des enfants et de la vie de classe. Le manuel n’est qu’un outil au service des apprentissages. Libre à chacun de l’utiliser de la manière qui lui paraît la plus appropriée pour assurer l’efficacité des apprentissages de ses élèves. Ceux-ci y trouveront différentes pistes structurées pour mieux maîtriser leurs découvertes : une information nouvelle, une aide à la structuration, des exercices d’approfondissement, des prolongements ludiques… Et il n’y a pas de raison que cela les empêche de créer leurs propres repères avec leurs mots personnels.
Tous les manuels ne sont pas à mettre dans le même panier. Un ouvrage de référence comme un atlas ne peut pas être strictement comparé à un cahier d’exercices. Une grammaire structurée en fonction des apprentissages ne peut être assimilée à un manuel qui proposerait un cheminement didactique, avec des situations d’apprentissage, pour découvrir progressivement le fonctionnement linguistique d’une langue.
Pour éviter d’enfermer les enseignants et les élèves dans une démarche unique et linéaire, les auteurs de manuels ont intérêt à envisager ceux-ci comme des outils au service des apprentissages, en proposant des pistes diverses, selon les différents moments de l’apprentissage et les besoins éducatifs.
Dans cette perspective, on peut faire émerger une série de caractéristiques de ces manuels scolaires ouverts, qui seront plus ou moins développées selon les objectifs poursuivis [GERARD, 03, adapté de PARMENTIER & PAQUAY, 01] :
– ils organisent des situations-problèmes, confrontent l'élève à des situations complexes qui sont contextualisées ou proches de situations de vie ;
– ils font exploiter des ressources variées – dont certaines issues des TIC – en fournissant des pistes et du matériel documentaire qu'il s'agit d'exploiter pour résoudre les situations-problèmes ;
– ils rendent l'élève le plus actif possible, en structurant l'apprentissage autour d'activités et de tâches qui lui permettent de réaliser des productions significatives et si possible utiles ;
– ils organisent des situations d'interaction entre les élèves, afin de favoriser les conflits sociocognitifs ;
– ils favorisent une réflexion des apprenants sur leur action, en les invitant à réfléchir aux ressources mobilisées pour réussir une action ainsi que sur les effets et sur les conditions de réussite de leur action ;
– ils favorisent une évaluation centrée sur l'élève, en les associant à l'évaluation de leurs apprentissages et de leurs productions ;
– ils visent la structuration par l'élève des acquis nouveaux, en prévoyant des moments de synthèse dans une perspective d'intégration et de transfert ;
– ils visent l'intégration par l'élève de ses ressources personnelles, en lui proposant des tâches l'incitant à faire des liens entre les diverses choses à apprendre et à les mettre en perspective d'utilisation ultérieure ;
– ils visent la recherche de sens dans chaque apprentissage en aidant à évoquer les situations de vie professionnelle, sociale ou personnelle dans lesquelles l'élève va pouvoir mobiliser ses savoirs, ses savoir-faire et autres ressources.
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