Interview de Pierre Selos

9 heures. "Studio 10" à Paris… Dans une ambiance feutrée, faite de calme fièvre et de chuchotement, cinq personnes sont réunies pour une séance de mixage, c'est-à-dire de fabrication définitive d'une bande magnétique destinée à être convertie en disque. Le technicien du son est précis dans son travail. Il ne perd pas une seconde, car il sait qu'une heure de mixage coûte 300 F. Maurice Montagu, un musicien, chauffe d'une main amoureuse un pipeau, un vulgaire pipeau en matière plastique. Dans quelques instants, par la magie de la technique, mais surtout de l'art, il va en tirer des sons extraordinaires. L'orchestrateur regarde ses partitions d'un œil intrigué, mais aussi avec joie : le disque qui va sortir est son premier 30 cm. C'est un homme très jeune, il s'appelle Bruno Bontempelli. C'est le frère de Guy. Roger Auffrand c'est le producteur : il ne se fait pas de souci, car il sait que le disque sera bon. Cependant, cela ne l'empêche pas de jeter un coup d'œil, de temps à autre, sur la pendule. Mentalement, il calcule le montant de la facture qu'il devra payer au "Studio 10".

Enfin, bouillant d'impatience de voir son œuvre terminée, il y a Pierre Selos. C'est lui que Georges Pernin est venu voir.

— Pierre, ce disque sera-t-il comme tu l'espères ?
— Sans aucun doute. L'orchestration est exactement ce que je pensais. Bruno a écrit une partition "terrible". Ce disque (L'Armateur) va être le meilleur des dix-sept que j'ai à mon actif.
— Ce disque va être le meilleur, dis-tu, mais pour chaque disque tu affirmes cela.
— Cette fois, je te garantis que c'est vrai. Nous avons "mis le paquet" sur ce disque, qui va d'ailleurs coûter très cher à la production. L'équipe que nous formons avec Bruno, les musiciens et les techniciens, a permis de réaliser une œuvre collective dans laquelle je me retrouve, enfin, personnellement et entièrement.
— Va-t-on entendre certaines chansons à la radio ?
— Je l'espère. Mais ce n'est pas certain, car j'ai eu quelques misères avec les radios et avec la télévision. On n'imagine pas ce que la TV demande parfois à un chanteur. Un jour ils ont dépassé les bornes et j'ai quitté le studio. Depuis, on ne m'a jamais rien demandé… C'était l'époque de ma chanson "L'oncle Sam" qui avait bien marché.

— À ton avis, un chanteur a-t-il un rôle social à jouer ?
— Sans aucun doute. Cependant, ce rôle est ambigu. Le chanteur peut endormir, anesthésier notre sens critique, nos capacités de réflexion. Il peut aussi inciter à la prise de conscience, au regard lucide sur certains éléments ou certains faits de notre vie. Ceci n'est pas propre à la chanson, mais à toutes les formes artistiques.

— En conclusion ?
— En conclusion ? Je te vois venir ! Tu vas me demander un message final ! Tu n'en auras pas, même si "Message" est le titre d'un de mes premiers disques. Un péché de jeunesse ! Enfin, si tu insistes, je dirai tout de même aux jeunes qui aiment chanter que la chanson, ce n'est pas nécessairement enregistrer des disques et devenir une vedette. C'est avant tout une forme d'expression, très riche, par laquelle chacun de nous entre réellement en relation avec lui-même, mais surtout avec les autres. Une chanson, lorsqu'elle est bonne, c'est trois minutes de communication intense ; c'est un spot qui éclaire un coin de notre nuit et qui révèle que, quoiqu'il arrive, nous ne sommes pas seuls. C'est bien réconfortant lorsqu'on songe que la solitude - tu sais, celle qui est lourde, pesante, repli sur soi - cause plus de ravages que la drogue, le cancer et les accidents de voiture réunis !

Georges Pernin ("Moniteurs", mai 1972)

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