Changements curriculaires : un levier pour les pratiques évaluatives des enseignants ?
Walther TESSARO (Suisse)
Ces dernières années, les réformes curriculaires se sont succédé à un rythme soutenu dans de nombreux pays. Dans les nouveaux plans d’études, plus ou moins innovateurs, différents aspects du processus d’enseignement-apprentissage sont concernés par les changements : les intentions, les contenus, les organisations, les méthodes, l’évaluation notamment (Audigier, Crahay & Dolz, 2006). En considérant le curriculum comme l’ensemble du processus de formation (Lenoir, 2006), les modifications apportées aux apprentissages visés et aux processus didactiques mis en œuvre pour les atteindre ont immanquablement un effet sur les situations qui permettent d’évaluer leur degré de maîtrise (Demeuse & Strauven, 2013). Il faut par ailleurs admettre que les textes officiels n’ont qu’une influence partielle sur la réalité de la classe : le chemin est long, en effet, avant d’aboutir à la construction de connaissances par les élèves (Jonnaert, 2011). Enfin, certains ont montré qu’il peut exister un écart entre l’adhésion apparente des enseignants aux orientations proposées et leurs pratiques effectives (Lenoir, Larose et Lessard, 2005) ou les modifications qu’ils pensent apporter à leur enseignement (Giglio, Matthey & Melfi, 2014). Comme l’ont relevé Gerard et Roegiers (2011), réfléchir à l’évaluation durant la conception même du curriculum est sans doute le meilleur moyen de s’assurer qu’il sera mis en œuvre. Cette réflexion peut être envisagée à plusieurs niveaux, dont celui des pratiques d’évaluation en classe. C’est ce dernier aspect que nous traiterons dans ce texte. Plus précisément, nous nous pencherons sur les pratiques d’évaluation certificative des enseignants face aux changements curriculaires en discernant d’une part dans quelle mesure elles en sont tributaires et d’autre part les adaptations qu’elles nécessitent et les dérives qu’elles peuvent manifester. La question de l’évaluation des apprentissages scolaires constitue en effet un enjeu majeur de toute réforme (Alliata, Dionnet, Ducrey, Guignard, Jaeggi, Nidegger, Osiek & Saada, 2003). Nous tenterons dès lors d’identifier de quelle façon le système scolaire s’assure d’une cohésion interne dans la transposition curriculaire (Laveault, Dionne, Lafontaine, Tessaro & Allal, 2014). Plus précisément, nous développerons dans ce texte trois axes que nous discuterons à partir de notre insertion professionnelle respective et des travaux que nous avons menés dans le domaine. 1. Plan d’études et évaluation des apprentissagesLa composante évaluative d’un plan d’études étant rarement spécifiée, il revient aux enseignants de concevoir des outils qui sont en cohérence avec les objectifs d’apprentissage définis et plus généralement avec les intentions éducatives du système scolaire. Le choix de ne pas traiter simultanément l’enseignement et l’évaluation peut paraître surprenant : comment se justifie-t-il ? Peut-on l’interpréter comme un obstacle ou une opportunité pour les enseignants ? Le fait de préciser les situations qui permettront d'évaluer les compétences des élèves devrait être une garantie que le curriculum sera réellement mis en œuvre, car les enseignants peuvent mieux percevoir ce que les élèves devront être à même de faire. Cependant, si les outils fournis pour traduire un nouveau curriculum en actions concrètes n'abordent le processus d'enseignement-apprentissage qu'à travers des situations d'évaluation, le risque existe que les enseignants continuent à se référer à leurs anciennes pratiques d’enseignement. Si les concepteurs d’un curriculum souhaitent par exemple que les élèves soient à même de résoudre des situations complexes, il est utile qu'ils précisent de manière concrète les types de situations que les élèves devraient pouvoir résoudre. Le meilleur moyen d'y arriver est de proposer aux enseignants, dans le curriculum et/ou dans des outils d'accompagnement, des exemples de situations qui correspondent aux compétences visées. Le précédent curriculum de l’école primaire genevoise (Les objectifs d’apprentissage de l’école primaire genevoise, 2000) proposait, à titre d’exemple, des attentes de fin de cycle d’apprentissage composées d’activités d’évaluation « …illustrant, à l’aide de critères, d’indicateurs, de seuil de réussite et d’exemples de réalisations d’élèves, le bagage scolaire indispensable pour tous les élèves » (Introduction, p. 12). Ces situations peuvent ainsi servir à la fois de support pour l'apprentissage des compétences et pour leur évaluation. L'enjeu est donc double : il importe de ne pas dissocier le plan d’étude de l'évaluation, car il risquerait de n'être jamais mis en œuvre, ou de manière très parcellaire. À l'inverse, il convient aussi d'éviter de ne présenter un curriculum qu'en termes d'évaluation, car il ne serait mis en œuvre qu'à travers des activités d'évaluation servant à contrôler l’atteinte des niveaux attendus en faisant l'impasse sur les indispensables activités d'enseignement-apprentissage. Si l’on suit les principes qui la régissent, l’évaluation devrait logiquement être élaborée dans le prolongement du plan d’études dont elle constitue d’ailleurs un volet. On constate cependant qu’elle est le plus souvent élaborée après la mise en œuvre, intégrant ainsi les transformations contextuelles auxquelles l’ont soumise les pratiques enseignantes. Même si celles-ci visent à respecter le plan d’études, elles comportent une marge irréductible d’imprévisibilité qui échappe à la planification ; elles se trouvent ainsi in fine positionnées au centre du processus évaluatif. L’évaluation porte donc davantage sur ce qui est enseigné effectivement que sur ce qui était visé lors de la conception de la formation. En étant attentifs à ce que ce soient les activités didactiques réalisées en classe qui constituent le référent principal lorsqu’ils élaborent un contrôle écrit certificatif, les enseignants sont garants d’une certaine cohésion interne, le plan d’études orientant dès lors la pratique de façon indirecte (Mottier Lopez, Tessaro, Dechamboux & Morales Villabona, 2012). Les composantes enseignement-apprentissage et évaluation peuvent être travaillées de manière conjointe en élaborant des exemples d’évaluation lors de la conception des plans d’études. Les expériences montrent que les pays qui ont développé un plan d’études selon l’approche par les compétences sans penser en même temps et de manière systématique la conception d’exemples d’évaluation n’ont pas réussi à implanter la réforme (Cros, De Ketele, Dembélé, Develay, Gauthier, Ghriss, Lenoir, Murayi, Suchaut & Tehio, 2010). En Communauté française de Belgique (CFB) (note 2 ), ce n’est qu’avec les épreuves externes (venues bien après les référentiels et les programmes) que l’approche par les compétences s’est instaurée dans certaines disciplines. Le paradoxe de la CFB est d’ailleurs exemplaire : on a vu cohabiter un référentiel résolument « compétences » à côté de certaines épreuves externes ignorant celles-ci et d’outils de formation à l’évaluation engagés dans cette voie mais parfois selon des approches différentes, voire opposées (Carette & Dupriez, 2009). Le choix des responsables scolaires de ne pas inclure une composante évaluative au curriculum peut cependant être interprété comme une opportunité pour les enseignants, car il offre davantage de marge de manœuvre et d’initiative : les pratiques ne sont « orientées » qu’en amont par des objectifs d’apprentissage et pas en aval par l’évaluation. Apporter des éléments spécifiques d’évaluation dans la construction d’un curriculum pourrait être un choix pertinent si ces éléments permettent d’offrir une palette d’outils guidant les enseignants à utiliser une évaluation pour améliorer les apprentissages des élèves, et notamment pour soutenir des démarches d’autoévaluation au sens large (Allal, 1999). Le fait de considérer de nouvelles compétences dans un curriculum peut aussi être une occasion de transformer les pratiques évaluatives et concevoir ou ajuster des outils. Prendre en compte les capacités transversales (note 3 ) du Plan d’études romand (PER) en Suisse permet notamment de ne plus évaluer les élèves uniquement en lecture et dans la compréhension et la résolution d’un problème et de réfléchir dès lors à d’autres types d’évaluation formative permettant à l’enseignant d’aider ses élèves à progresser dans leurs apprentissages (Giglio et al., 2014). Ne pas intégrer de dimension évaluative dans un nouveau curriculum peut cependant représenter un obstacle, car cette décision alourdit la responsabilité pédagogique des enseignants. Ces derniers ont non seulement la tâche de l’opérationnaliser, mais doivent, en outre, préserver une certaine équité dans le traitement de leurs élèves et de ceux des collègues, dans la mesure où ce sont alors les enseignants qui décident de la manière et sur quels objectifs sont évalués leurs élèves, avec la possibilité de différences parfois importantes entre collègues. Cela peut représenter une réelle difficulté sur le plan institutionnel, notamment lorsque des systèmes éducatifs, tels que celui de la CFB, développent de nombreuses évaluations externes identiques pour tous les élèves d’un même niveau afin d’uniformiser l’évaluation (et donc le niveau des élèves), alors même que celle-ci n’était pas travaillée en tant que telle dans les curriculums. Par contre, d’un point de vue pédagogique, le fait d’attribuer à l’enseignant la responsabilité de l’évaluation peut certainement s’avérer lourde à porter, mais elle correspond mieux aux attentes qu’on peut avoir aujourd’hui par rapport à l’évaluation au sein des classes. L’avenir de l’évaluation pédagogique, surtout dans une perspective d’équité, réside plus que vraisemblablement dans l’évaluation différenciée : selon les besoins de chaque élève, l’évaluer sur des objectifs appropriés, donner plus de temps à un élève pour une évaluation, lui accorder des supports supplémentaires ou différents selon son style d’apprentissage… Dans cette perspective, l’évaluation n’a plus de visée normative ni discriminatoire. Elle cherche à reconnaître l’élève à travers sa situation et son potentiel. Au niveau individuel, les savoirs de l’enseignant peuvent se confondre avec des représentations, des préjugés, des réactions non fondés, et cela tant à propos des pratiques d’enseignement que d’évaluation. Une analyse de ce que les enseignants stagiaires prédisent du déroulement d’une auto-évaluation à proposer à leurs élèves et ce qui se passe réellement tant du côté des tentatives fructueuses que des difficultés a par exemple mis en évidence l’existence d’un décalage considérable entre la prédiction et l’observation (Giglio et al., 2014). Une piste pourrait être de proposer à l’attention des enseignants des démarches d’autoévaluation de l’élève qui permettraient de promouvoir la création d’un espace de régulation et d’autorégulation. 2. Différents types d’apprentissage à évaluerUn curriculum considère généralement des enseignements développés à partir de champs disciplinaires institutionnalisés. Il comprend aussi des apports qui ne reposent pas sur une forme scolaire habituelle (Rey, 2010) et qui contribuent à la formation générale (p. ex : éducation au développement durable, santé et bien-être). Il vise enfin à développer ce que le PER nomme des capacités transversales, liées au fonctionnement individuel et aux interactions (ex. : démarche réflexive, collaboration, stratégies d’apprentissage). Quels sont les effets de cette diversité d’objectifs sur les pratiques évaluatives et sur l’articulation enseignement-apprentissage-évaluation ? La plupart des enseignants évaluent en réalité ces objectifs qui relèvent des attitudes ou des savoir-être, de manière plus ou moins consciente et souvent avec un sentiment d’infaillibilité de leur jugement (Crahay, 2006). Pourtant, les difficultés pour l’évaluation de ces objectifs ne manquent pas, tant sur le plan méthodologique qu’éthique (Gerard, 2011). D’un point de vue méthodologique, les attitudes ou les savoir-être étant par nature non observables (Rosenberg & Hovland, 1960), leur évaluation ne peut se faire que par inférence sur la base d’indicateurs ou de comportements. Par ailleurs, le savoir-être n’existant que quand il se manifeste de manière spontanée, il ne peut donc être évalué qu’en situation naturelle ou en « situation non contrainte » (De Ketele, 2010). Dans le cadre scolaire, il est difficile d’observer les élèves dans ce type de situation, d’autant plus qu’il conviendrait de disposer de plusieurs observations indépendantes pour pouvoir éventuellement effectuer une inférence. Sur le plan éthique, la difficulté réside dans le fait que l’élève ne doit pas savoir qu’il est évalué, sinon il manifestera vraisemblablement des comportements « attendus » et non spontanés. Or, une évaluation devrait toujours être transparente, la personne évaluée sachant qu’elle est évaluée et sur quoi, d’autant plus lorsque l’objet d’évaluation porte sur des éléments aussi personnels que ses attitudes ou savoir-être. Ainsi, s’il y a accord sur la nécessité de développer des capacités transversales à l’école, elles ne sont pas forcément exigibles. Il est en effet légitime de se demander s’il convient de les évaluer et s’il ne faut pas se limiter à créer les conditions de leur émergence afin de prendre en compte l’élève dans sa globalité et de donner davantage de sens à certains enseignements. Mais, si les programmes scolaires prescrivent la créativité, la collaboration, la réflexion et la communication parmi les capacités à développer à travers les disciplines scolaires à l’école, elles nous invitent à repenser les formes d’une « évaluation pour apprendre » en créant les conditions favorables pour que ces capacités puissent être développées chez l’élève. De plus, les apports à la formation générale courent le risque de se trouver positionnés hiérarchiquement au-dessous des disciplines institutionnalisées (déjà elles-mêmes hiérarchisées entre elles). Cette déqualification potentielle a forcément des conséquences sur l’investissement des acteurs, surtout si ces apports sont pour partie pris en charge par d’autres personnes que des enseignants, par exemple des psychologues ou des éducateurs, et ne revêtent que de faibles enjeux scolaires. En effet, les nouveaux curriculums de l’enseignement obligatoire proposent d’aborder des types de savoirs longtemps abordés seulement dans l’enseignement supérieur et décrits par Bruffee (1995) comme plus réflexifs, voire plus productifs et créatifs. Le travail de mémorisation ou de déduction cède alors place au raisonnement, à l’argumentation. Ces capacités supposent une mise en retrait de l’enseignant pour qu’il puisse observer, apprécier et soutenir un apprentissage autorégulé de ses élèves. Les nouveaux curriculums mettent en évidence la mission de l’école de préparer les élèves à interagir de manière créative et réflexive, dans une société dans laquelle les professionnels ont à agir avec d’autres partenaires. Pour développer ces capacités, il est important que l’élève puisse se situer dans sa progression, c’est-à-dire s’autoévaluer avec le soutien de l’enseignant. Des discussions en classe entre enseignants et leurs élèves ont été observées, en lien avec deux capacités transversales indiquées dans certains plans d’étude comme le PER : la pensée créatrice et la collaboration. Il apparaît que ce type d’autoévaluation en classe est complexe, mais possible à certaines conditions et en dépassant certains a priori de la part des enseignants. Par exemple, lors d’un travail de coévaluation conduit durant un stage, pour plusieurs enseignants en formation il semble difficile de se dégager de certaines représentations, de certaines opinions a priori sur la capacité réflexive des élèves. Certains étudiants peuvent penser que l’autoévaluation pourrait devenir une perte de temps. D’autres semblent se préoccuper de la réussite de la tâche d’autoévaluation au détriment de l’apprentissage de l’élève à s’autoévaluer. (Giglio, 2013, p. 5). De plus, une activité de créativité, de collaboration et de réflexion nécessite une pratique évaluative qui invite l’élève à verbaliser, voire à dessiner, à écrire ou schématiser ses manières de penser, d’agir et d’interagir en classe. En effet, il est nécessaire que les élèves puissent apprendre à s’autoévaluer et aussi à distinguer et comparer leur point de vue avec celui de l’enseignant (Giglio & Rothenbühler, 2014). De cette manière, l’élève peut prendre conscience de sa progression. Si les plans d’études reconnaissent de façon unanime l’importance des capacités transversales dans la progression des apprentissages et dans l’insertion sociale et professionnelle, il apparaît qu’elles ne peuvent être évaluées pour elles-mêmes. Intégrées ainsi dans les différentes disciplines scolaires, l’évaluation de ces capacités transversales questionne la forme de celle-ci, mais aussi les liens implicites ou explicites avec les tâches qui sont proposées. Pourtant, certaines pédagogies tentent de prendre en compte les aspects sociaux, de gestion ou de communication dans l’enseignement et dans l’évaluation. En apprentissage coopératif, par exemple, les habiletés sociales sont aussi importantes que les objectifs disciplinaires abordés. Elles sont évaluées de façon formative au même titre à la fin de l’activité, par l’enseignant mais aussi par les participants. Il apparaît que si l’on souhaite se pencher sur l’évaluation des capacités transversales, il est nécessaire de clarifier en amont la responsabilité de leur mise en œuvre dans l’établissement scolaire. S’assurer, en l’occurrence, d’un suivi pédagogique qui précise dans quels contextes et par quels enseignants sont abordés les objectifs d’apprentissage visés. Le recours à des techniques telles que le team teaching, à travers la mise en commun interactive de ressources complémentaires soit sur un contenu, soit sur le processus pour assurer de meilleures conditions d'apprentissage et d’évaluation, peut se révéler une piste concrète intéressante, avec un temps de concertation hebdomadaire supplémentaire. C’est à cette condition, sans doute, que cette partie d’un plan d’études peut être implémentée de façon progressive et équitable. 3. Les enseignants, acteurs de changements ?La transposition curriculaire est habituellement comprise comme une perspective descendante, qui va des prescriptions et des plans d’études vers les contenus enseignés en classe. Néanmoins, des études ont montré que les pratiques du terrain peuvent aussi participer à une modélisation et à la transformation des documents institutionnels, dans un mouvement ascendant (Mottier Lopez & Tessaro, 2010). Des manières de construire un contrôle écrit certificatif ou un portfolio d’apprentissage peuvent par exemple, comme pratiques innovantes, être diffusées en formation continue puis progressivement institutionnalisées et mises à disposition des enseignants, voire prescrites. Nous pouvons ainsi nous demander dans quelle mesure l’évaluation du curriculum réellement enseigné peut influencer à son tour le curriculum prescrit, dans une perspective ascendante ou tout du moins dialectique. Plus généralement, il s’agit de comprendre dans quelle mesure et de quelle manière les enseignants peuvent être acteurs des changements curriculaires par leurs pratiques effectives et les constats qui en résultent. De façon générale, les enseignants ne sont pas réputés pour être des acteurs de changement, car trop souvent « les pratiques innovantes charrient leur lot de déceptions, de conflits, de moments de lassitude, de sentiments d’échec ou d’impuissance, de rancœurs suscitées par l’ingratitude des apprenants ou de l’organisation pour laquelle les professionnels " se défoncent " » (Perrenoud, 2001). Néanmoins, ils sont amenés à créer leurs propres outils d’évaluation, à les partager, d’autant plus que les plateformes d’échange d’outils pédagogiques se multiplient et sont facilement accessibles. Des outils largement partagés pourraient dès lors influencer le curriculum prescrit sur la base de l’évaluation du curriculum enseigné. Il existe par ailleurs un « curriculum tel qu’il est évalué », défini par les praticiens. Brau-Antony et Hubert (2014) montrent comment, notamment dans le domaine de l'éducation physique et sportive, les enseignants se dotent d’une certaine autonomie par rapport aux prescriptions officielles. Ils créent ainsi leurs propres règles, selon les obstacles rencontrés (profils d’élèves à évaluer, niveaux d’exigence attendus), tout en respectant un certain nombre de principes communs. Les auteurs font l’hypothèse que cette prise de distance par rapport aux instructions officielles reflète un « genre professionnel » (Clot & Faïta, 2000) caractérisé par une expérience professionnelle commune, une sorte de mémoire collective qui permet de faire évoluer les pratiques d’évaluation en fonction de leurs propres façons de faire. Ces nouvelles pratiques, expression de ce genre professionnel, peuvent dès lors à leur tour influencer les prescriptions curriculaires. Pour qu’un enseignant puisse devenir acteur d’un changement, il devrait disposer de temps et d’espaces de réflexion sur les enjeux du curriculum. Mais cela ne va pas de soi. Afin que le changement soit une amélioration, il nécessite des recherches collaboratives qui attribuent une place importante à la pratique. En Suisse romande, des chercheurs ont travaillé avec des enseignants pendant cinq ans dans le cadre d’une recherche participative afin de co-construire un cadre légal sur l’évaluation des degrés inférieurs (Petignat & Droz Giglio, 2016 ; Droz Giglio & Rothenbühler, 2014). Cela a permis aux enseignants d’échanger sur leurs pratiques évaluatives et de proposer certaines innovations au Service de l’enseignement obligatoire du canton de Neuchâtel. Par cette démarche participative, les enseignants ont pu influencer les décisions prises dans le curriculum prescrit en ce qui concerne l’évaluation, et cela dans une perspective dialectique renouvelée, associant des mouvements ascendants et descendants. Outre la modification du cadre légal, de nouveaux outils d’évaluation ont été proposés aux enseignants leur permettant notamment d’évaluer la progression des apprentissages grâce aux traces recueillies et réunies dans un portfolio. Ce processus a été poursuivi en y associant les instances syndicales et politiques ainsi que les établissements scolaires, dans un but de forger tant le cadre légal de l’évaluation que le cadre pratique de l’évaluation en classe. 4. D’autres questions en conclusionLes trois axes abordés dans ce texte ne représentent qu’une partie des questions qui ont émergé dans les échanges. Le choix de ces axes a été fait en fonction de l’intérêt manifesté par les auteurs et il n’épuise assurément pas le questionnement général de la place de l’évaluation dans le curriculum. D’autres aspects importants seraient à traiter concernant l’influence d’un changement curriculaire sur les pratiques évaluatives en classe. Par exemple, le recours de plus en plus généralisé aux évaluations standardisées et leurs effets sur le curriculum enseigné et évalué. En effet, en illustrant par des tâches les attentes institutionnelles, ce type d’évaluations est intéressant pour les enseignants et peut avoir plus d’influence que les prescriptions (Baluteau, 2013). Bien que leur usage puisse déboucher sur un rétrécissement du curriculum (Mons, 2009), ces épreuves constituent un moyen intéressant de régulation des pratiques lors de changements curriculaires (Ntamakiliro & Tessaro, 2010). Un autre aspect auquel il nous semble important de réfléchir concerne l’accompagnement des enseignants lors des changements, qui peuvent être parfois sensiblement innovants et qui demandent ainsi une adaptation conséquente des pratiques. Les outils d’information institutionnels étant insuffisants (Gilliéron Giroud & Tessaro, 2009), ce sont des démarches de formation continue qui peuvent répondre aux craintes suscitées par les changements. Si les enseignants ne sont pas convaincus, ils risquent en effet d’opposer des résistances (Maulini & Wandfluh, 2007). Si des changements d’importance ont des conséquences sur les pratiques d’évaluation des apprentissages, ils peuvent fragiliser la communication des résultats aux familles qui, pour certaines d’entre elles, doivent reconsidérer une connaissance parfois déjà incertaine du système éducatif. Les prétentions des parents constituent une pression externe qui nécessite une nécessaire coopération : un accent porté sur la communication des nouveaux contenus d’enseignement et des conséquences sur leurs pratiques évaluatives s’inscrit dans une perspective de « rendre compte » (accountability) qui caractérise notre société actuelle (Montandon, 1987). Sans doute continueront-ils de cette façon à soutenir les parents dans des choix adaptés aux caractéristiques de leur enfant (van Zanten, 2001). Références
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